Correspondance avec un prisonnier

L’une des solidarités de notre association consiste à aider Roger Mac Gowen et de nombreux prisonniers autour de lui en leur offrant un vrai repas par mois et des objets d’hygiène. Mais pour ceux qui correspondent avec eux, c’est bien plus que cela qui se joue !

C’est un « troc d’amour » qui a lieu : nous les réconfortons en leur confiant notre propre route, notre foi ; et ils nous réconfortent en nous confiant les leur.

Une chose est sûre : ils ont, bien avant nous, appris à vivre confinés !

Voici un mot du mois qui nous parle de ces échanges d’amour.

Françoise BELLON témoigne de sa relation à un détenu qui a bouleversé son existence.

Qui aurait cru que ce soit par un prisonnier américain que sa vie allait prendre sens ? …

Son témoignage fait envie !

Patricia


 Prisonnier du dehors… Prisonnier du dedans

 Pour Roger McGowen[1], la prison est un chemin de transformation intérieure. Cet homme d’exception a enrayé la spirale infernale de la haine dans son quotidien. L’Association Roses Rouges Sur le Bitume (RRSB)offre la possibilité de correspondre avec des détenus qui côtoient Roger…

Au sortir d’une séparation conjugale qui m’a meurtrie, la Vie m’a offert l’opportunité de travailler aux États-Unis. J’ai donc pratiqué l’anglais. Touchée par les témoignages d’un Mot du Mois, je me sentais prête : j’ai demandé à correspondre avec un détenu anglophone.

 

ZACHARY EST ENTRÉ DANS MA VIE

Dès mon premier échange avec Zac, ma misère me saisit : que lui raconter de moi ? J’habite en Alsace, j’ai deux filles dont je suis fière. Je viens du Vercors, mon socle de résistance. Je suis passionnée de montagne, fascinée par l’Himalaya. Je ne me dévoile pas plus…

Dans sa première lettre manuscrite, Zac m’écrit sa joie de mon arrivée dans sa vie ! J’ai du mal à me sentir digne de cet accueil si chaleureux. Je me sens cependant grandie par la confiance qu’il met en moi.

Sa lettre lue et relue, je reste muette : jamais il n’est dans la plainte, il accepte ce qui est.

Il distille une joie simple, lumineux antidote à la prison. Cet homme me montrerait-il la voie pour accepter ma vie de femme divorcée ? Je n’oserais le dire à personne, mais je suis ébranlée au dedans.

Au fil des courriers, Zac se raconte, cash et pudique à la fois, confiant ses hauts, ses bas. Il est heureux : il compte pour quelqu’un « au-delà de l’Océan ». Il apprend la France, son 14 juillet. J’incarne un espoir : il vit le dehors par mes yeux, mes photographies, mes voyages. Il m’interroge aussi sur qui je suis… et pas seulement au dehors.

Il demande, demande, demande.

Mes doutes m’assaillent de plus belle : serais-je capable de tenir la distance d’une correspondance à vie (comme le préconise RRSB) ? Construire sereinement avec lui, ne pas le décevoir ?

Sous ma carapace, ça se noue dedans ; passer à un autre registre, celui où l’on se livre dans son intériorité fait écho à quelque chose de sourd qui a eu raison de mon couple : les non-dits, ou plutôt les dits – mal entendus par l’autre.

  • Ah non pas ça ! Je ne veux plus jamais reproduire ça, dans quelque relation humaine que ce soit !…

Me reviennent mes nombreux dialogues miroirs inachevés parce que j’ai peur de regarder en moi. Mes émotions, mes sentiments, sont prisonniers au dedans, auto-censurés par mon manque de miséricorde. Les « j’ai le droit… » me sont difficiles, la tendresse m’est tellement étrangère…

Les « Qu’est-ce qui me ferait du bien, là, maintenant ? »m’apprivoisent, petit pas à petit pas. Alors, de lettre en lettre, je me pose :

  • Comment écrire avec Toi, mon ange, avec le Meilleur de moi ?

Alors, écrire devient à chaque fois une pratique de dialogue, et poster la lettre un véritable acte… Ma cloche intérieure me guide : je m’écoute, j’apprends à me dire avec les mots les plus justes, sans blesser l’autre. Et lorsque je me fuis, ne parlant que de mon extérieur, j’ai un mauvais goût de moi au dedans.

  • Jusqu’à quand vais-je résister, corsetée dans mes propres barbelés ?!…

Au fil des missives, un écart se creuse entre les demandes explicites de Zac et moi qui ne saiscomment lui répondre, invoquant ma pudeur.    

 

VOYAGE À HUNTSVILLE (TEXAS)

RRSB propose un stage de 10 jours à Huntsville où se situe la prison. `

Le thème m’interpelle : rencontrer notre prisonnier au dehors, notre correspondant à Wynne Unit, et notre prisonnier au dedans, nous-même.

Cela dépasse ma raison… mais je me sens poussée à franchir le pas…

Février 2020, je m’envole pour le Texas. Nous sommes 40. Nous échangeons sur nos prisonniers. Je questionne sur mon cheminement. J’apprends des autres, je me sens comprise, c’est bon ! Avec la bienveillance de ce groupe tellement chaleureux, un étau se desserre.

Bernard et Sanjy – Responsable Artas’ Jeunes– nous préparent à notre jour « J » à la prison : un dépassement nous attend dans ces visites en face-à-face… Je découvre Zac. Le temps suspend son vol durant ces heures d’inestimable intensité. Notre échange nous appartient. J’y suis vraie, sans fard, transportée par des moments de grâce :

  • Zac et moi, assis en tête à tête, à l’une des 10 tables de bois dans la cour : ses dents d’or de rappeur brillent au soleil. Il sourit, sourit, sourit. A un moment, il prend mes mains dans les siennes, naturellement. Je ne suis pas tactile, mais je n’ose pas les retirer. Nous parlons tels des amis de longue date. Il a lu et relu mes lettres, il les connaît quasi par cœur. Il fait frais tôt ce matin, Zac me jure qu’il n’a pas froid. Le gardien passe toutes les heures émarger son listing de matricules, mais peu importe. Nous sommes portés par un élan vers le haut de nous. Ailleurs.
  • Lors d’une autre visite, je rencontre Zac en intérieur. Un immense parloir, 40 détenus et 40 correspondants, bruissant de 80 cœurs à l’unisson. Nous incarnons le rêve de Roger, que Bernard concrétise : à 360°, des membres de RRSB et des prisonniers de Wynne Unit échangent en paix, il flotte dans l’atmosphère une certaine joie. Les plus étonnés sont les gardiens (de nous voir tous nous lever et nous prendre dans les bras simultanément lorsque l’heure de fin de la visite sonne). Je les soupçonne d’envier les détenus…

Ces entrevues m’ont ramenée à l’essentiel : le temps nous est compté, on ne se reverra pas avant un an – ou plus ! Rester superficiel n’est plus une option, on se dit en Vérité. Dans un respect mutuel, on partage par le « haut » : je me suis ouverte sur les AGM, Gitta, Patricia, en quoi ce chemin donne une colonne vertébrale à ma vie, nos dialogues. Zac me confie sa conversion à l’Islam, ses temps de prière, les liens que tisse Roger, les « B-days ». Le « bas » n’est plus un problème : que Zac soit prisonnier passe au second plan ; j’écoute un homme et un père qui partage son chemin, ses questions, ses épreuves, ses espoirs.

La confiance en soi qui fait tant défaut à la « sans-valeur » n’est plus de mise…

DE RETOUR EN FRANCE, DES RICOCHETS AU-DELÀ DE L’OCÉAN…

Zac me voit grande ! Pour lui, j’ai moult qualités. Il me donne le courage de croire que je suis à la hauteur.

Cet homme, miséricordieux pour lui et pour les autres, me montre la voie en priant pour ceux qu’il aime, « sur-vivant »en paix dans un monde carcéral en guerre. Il apporte de la sève revivifiante à mon quotidien. La sensibilité dont il fait preuve (une carte pour mon anniversaire co-signée par plus de 30 prisonniers !) instille en moi une douceur qui me touche par son attention à mon égard.

Dans le groupe dialogue, la fête des pas accomplis qui a suivi me l’a révélé : ma traversée vers la tendresse et le toucher tactile, initiée dans la prison là-bas, germe aujourd’hui ici, acte après acte : avec mes 2 enfants en prêtant plus d’attention à leur vie, auprès d’une amie dévastée par la perte de son fils…

Zac, depuis son monde, m’a offert une clé qui me manquait : la compassion, incarnée dans des gestes simples et cependant puissants.

Serrer quelqu’un dans ses bras parle 1.000 fois mieux qu’un discours.

Quelle prise de conscience, face à mon histoire familiale où le labeur, érigé en valeur suprême, ne laissait aucune place au plaisir, aux câlins !

Rude loi avec laquelle j’ai grandi : aimer sans le dire, l’autre le comprendra…

Je vois défiler des souvenirs, je les observe avec une plus douce indulgence :

Ma grand-mère paternelle, maladroite pour nous dire combien elle nous aimait.

Mon père, remarié après la mort de ma mère, lui aussi a souffert du manque de gestes tendres. Mon ex-mari, parti avec une autre femme, a été chercher cette même tendresse ailleurs…

DIRE MES ÉMOTIONS EST LA ROUTE…

Me vient l’image inspirée du lotus qui prend racine dans la vase et donne une fleur magnifique. Je n’aurais jamais imaginé que des émotions si pures puissent émaner d’un endroit aussi sombre qu’est la prison. Côtoyer un tel dénuement m’a fait prendre la mesure de ma responsabilité à passer à côté de l’Essentiel. Un jour, un dialogue sur nos solidarités a résumé cette aventure in-imaginée :

Qu’est-ce qui me touche ?

Ma solidarité avec Zac me ramène à l’Essentiel : on peut être prisonnier dehors, et pour autant vivre vrai dedans et sans haine. Vivre vrai dans chaque relation, en écoutant et en osant partager ce que l’on ressent.

Qu’est-ce qui me touche exactement ?

Alors qu’on croit qu’il est des situations insolubles, où la guerre est impossible à faire cesser, en Vérité, même dans les pires conditions il est possible de vivre sans haine. Et il est des êtres avec lesquels on ne peut pas tricher tant leur sensibilité est à fleur de peau.

Où cela parle-t-il de moi, dans ma petitesse ?

Handicapée de la tendresse, je camoufle celle qui ne se sent pas digne d’être aimée, je me noue dedans quand je me sens approchée dans mon intimité. Depuis cinq années, je rumine une haine inapaisée envers mon ex-mari…

Quelle Grandeur pourrais-je être ?

Je pourrais être celle qui saura savourer des moments d’humanité, à la fois simples et intenses (si délicieux, comme au parloir avec Zac !) et écouter les cœurs, ceux joyeux et ceux qui souffrent, ceux à fleur de peau. Je pourrais aussi devenir celle qui pourra exprimer ses émotions, sereinement. Peut-être même alors celle qui aidera les infirmes de tendresse à oser se dire !…

Quel acte ?

Éteindre ma haine envers mon ex-mari. Me libérer des chaînes que j’ai cadenassées. Puisqu’il ne tient qu’à moi de choisir de remettre de la paix entre nous.

Il suffirait que je l’écoute dans son monde, et que j’ose dire le mien.

JE REMERCIE !

Que de pas accomplis grâce à cette aventure épistolaire !

J’ai mis à jour une part de mon passé douloureux, vu mon prisonnier enchaîné au-dedans et trouvé la force d’apaiser des guerres autour de moi.

Mes valeurs anciennes me portent aussi. A 20 ans, je faisais partie de GENEPI (Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées). Mes idéaux concernaient la réhabilitation des détenues de Fleury-Mérogis. Ma solidarité d’aujourd’hui se mesure à l’aune du cœur

Car c’est bien l’amour qui importe à mes deux prisonniers, celui du dehors, Zac… et celui du dedans, « la sans-valeur qui préfère taire ses sentiments ».

La pratique du corporel avec Patricia m’a confirmé cette transformation progressive.

Mes sens désormais en éveil sont sensibles à des gestes tendres et aimants que je détecte autour de moi, à des échanges qui se passent de mots, à des complicités de regards, à la délicatesse d’un plaisir partagé dans la dignité.

Merci Roger, Ron, Sanjy et Bernard ! Merci Zac, prisonnier au dehors… Merci mon ange !Merci Patricia pour tes encouragements et ton accompagnement pour libérer mon prisonnier au dedans…

Françoise B.

 

 

 

 

[1]Emprisonné depuis 27 ans au Texas pour un crime qu’il n’a pas commis